- PALESTINIENNE (LITTÉRATURE)
- PALESTINIENNE (LITTÉRATURE)Palestinienne (littérature)L’écriture ou la terre, tel semble être le dilemme qui se pose à nombre d’écrivains palestiniens, et tout particulièrement au plus célèbre d’entre eux, le poète Mahmoud Darwich (Ma ムm d Darwish, né en 1941). Figure emblématique de la résistance, membre du Conseil national palestinien, dont il a préféré démissionner au moment de la signature, en septembre 1993, à Washington, de l’accord israélo-palestinien – accord dont il reconnaissait l’inéluctabilité sans pouvoir se résoudre à en assumer la responsabilité politique –, Mahmoud Darwich illustre sans doute mieux que tout autre le difficile cheminement d’un auteur vers la lente conquête d’un espace littéraire où puissent se révéler les vrais rapports de l’être et du langage, du sujet et de sa parole.Mahmoud Darwich, de l’engagement à l’écritureDepuis qu’il a quitté l’État israélien, en 1970, autant pour échapper au harcèlement policier auquel il était soumis que pour “se fondre dans le monde arabe” auquel il ne pouvait avoir accès sur le sol où il était né, le poète palestinien doit sans cesse revenir sur cette décision, répondre aux accusations de ceux qui lui reprochent d’avoir choisi, par son exil, la poésie contre la patrie, l’écriture contre le territoire. Aujourd’hui plus que jamais, la construction, avec les difficultés que l’on sait, d’une entité territoriale appelée, peut-être, à devenir un État à part entière ravive cette blessure. Chacune des visites du poète dans tel ou tel État arabe, chacune de ses rencontres avec ses lecteurs, qui se déplacent par milliers pour assister à la lecture publique de ses poèmes, est accompagnée des mêmes débats. L’homme qui a su donner une voix au peuple palestinien et contribuer à réaffirmer l’identité arabe après l’humiliation de la défaite de 1967 (“Inscris, je suis Arabe” est le leitmotiv du plus célèbre de ses poèmes écrits à cette période) doit se justifier. Comme s’il était soumis au jugement de l’œuvre qu’il a lui-même créée, il lui faut répondre – ainsi qu’il le fit à Amman, au début de l’été de 1995 – que, sans aucun doute, si d’aventure un retour à sa patrie ne pouvait s’effectuer qu’au prix de l’abandon de son œuvre poétique, lui, Mahmoud Darwich, symbole de la révolte palestinienne contre l’occupation israélienne, reviendrait quand même dans sa terre natale.Toutefois, l’autonomie politique n’est toujours pas conquise. En attendant, le poète, comme nombre d’écrivains de son pays, s’efforce de montrer combien il est faux de postuler une relation d’exclusion entre la terre et la création, combien le vrai territoire de l’écrivain, fût-il palestinien, demeure celui de l’écriture. Pour cette littérature nationale (et, à ce titre, conviée par une histoire cruelle, et loin d’être apaisée encore, à nourrir l’imaginaire patriotique de son peuple), l’enjeu consiste donc à imposer sa propre autonomie, en devenant une littérature d’engagement, sans se condamner pour autant à ne rester qu’une littérature engagée.Politiques de la littératureEn effet, comme toute la littérature arabe moderne, mais d’une manière plus manifeste encore, la littérature palestinienne est née et s’est développée à l’ombre du politique, et plus précisément dans le contexte de la résistance à l’occupation israélienne, principalement à partir des années 1960. Des écrivains de Palestine avaient bien concouru à la Renaissance arabe au siècle dernier (Na ムda ), avec en particulier un important courant de traduction à partir du russe, puis participé au mouvement intellectuel exprimant le refus de la puissance mandataire, soutien des premières organisations sionistes, mais la nakba (catastrophe) de 1948 les avait relégués dans l’oubli. Prisonnières des frontières israéliennes, les voix des Palestiniens de l’intérieur ne pouvaient trouver d’écho dans le monde arabe. Paradoxalement, c’est la guerre de 1967, et l’occupation de nouveaux territoires, qui brise cet isolement en ouvrant davantage l’État israélien à la production écrite arabe et en permettant à un auteur comme Émile Habibi (Emil ネab 稜b 稜, 1921-1996) de trouver des lecteurs arabes en dehors du cercle étroit de son premier public. Le plus célèbre de ses romans, Les Aventures extraordinaires de Sa’îd le peptimiste , témoigne encore de l’ancienne géographie de l’imaginaire littéraire. Le héros, Arabe vivant dans l’État d’Israël, ne trouve pour le comprendre que des extraterrestres (à moins qu’il ne s’agisse du récit d’un fou ayant fini sa vie dans un hôpital psychiatrique, comme le laisse entendre le narrateur). Le livre est publié en 1974, à Beyrouth, la capitale de l’édition arabe à cette époque.On perçoit mieux, après coup, ce que le succès du livre d’Émile Habibi devait aux qualités propres du texte et de son écriture. Ce n’est pas un hasard si cette fable fantaisiste et voltairienne, où sont racontées les aventures d’un incurable optimiste aux prises avec une société qui ne lui reconnaît plus aucune place, au sens propre du terme, utilise tous les procédés de l’ironie pour traiter, avec humour et distance, de la situation politique. Par comparaison, l’œuvre d’un autre écrivain important de cette époque, le nouvelliste Ghassan Kanafani (Gass n Kanaf n 稜, 1936-1972), paraît bien plus marquée par la volonté de porter un message. À ce titre, elle semble davantage datée, même si elle reflète sans doute plus fidèlement les orientations de la plupart des auteurs palestiniens de cette période.Car l’idée d’une “littérature palestinienne de combat” prend corps durant les années 1960, en particulier avec l’œuvre de Ghassan Kanafani. Assassiné à Beyrouth en juillet 1972, à l’âge de trente-six ans, dans un attentat attribué aux services secrets israéliens, Kanafani fait son apparition sur la scène arabe en offrant un des meilleurs exemples à ce jour d’un genre particulièrement représenté dans la littérature arabe contemporaine, celui du roman court, ou de la longue nouvelle (une centaine de pages). Écrit dans un style simple et direct, influencé par l’écriture journalistique, Des hommes sous le soleil , son premier roman, publié en 1963, peut être considéré comme le modèle le plus accompli d’une écriture militante, totalement engagée dans le combat palestinien. Tous ses autres textes, écrits dans la même veine réaliste, témoignent de cette volonté d’illustrer, sans complaisance, les différents aspects du drame palestinien.En définitive, c’est la clarté et la vigueur de cet engagement qui contribuent, à cette époque, à définir le caractère national de la littérature palestinienne. Car, au sein de l’aire culturelle arabe, une telle spécificité ne peut s’appuyer sur aucun critère linguistique, l’usage d’un arabe “standard”, dérivé de la langue classique, réduisant aux seuls dialogues l’emploi d’une langue dialectale, au demeurant très proche d’autres variantes régionales. Par ailleurs, et en raison même de l’histoire, la nationalité de l’écrivain non plus que son lieu de formation ou de résidence ne peuvent constituer des indications suffisantes.Comment être palestinien?Et pourtant, si l’absence d’un État ne saurait condamner le peuple palestinien à se passer d’un imaginaire collectif, où donc peuvent bien se recruter les artisans de cet imaginaire? Quelle place occupent au sein de cette littérature des “Palestiniens de l’intérieur” (selon les frontières de l’État israélien telles que définies en 1948) comme Riad Beidas, né en 1960 en Galilée et qui n’a donc connu que l’État hébreu, ou encore le compagnon des jeunes années de Mahmoud Darwich, le poète Samih al-Qasim (Sam 稜h al-Q sim, né en 1939)? Cette place est-elle plus légitime que celle des écrivains des territoires occupés, de la romancière Sahar Khalifa (Sa ムar Khal 稜fa, née en 1940) à la jeune génération des “écrivains de l’intifada”? Lorsqu’il décerne au romancier Émile Habibi, né dans la Palestine sous mandat britannique, son prix national de littérature, l’État hébreu reconnaît-il l’existence de sa propre diversité culturelle ou bien l’évidence d’une autre culture nationale?De ces questions, d’autres surgissent: faut-il établir une hiérarchie au sein des différentes diasporas, et distinguer entre écrivains plus ou moins “authentiquement palestiniens”, non seulement en vertu de leur histoire personnelle et de leur proximité géographique avec leur foyer national, mais aussi selon leur degré d’attachement à la cause de leur peuple? Des romanciers aussi différents que Ghaleb Halasa, “Palestinien de l’extérieur” né en Jordanie et ayant vécu en Égypte, ou Jabra Ibrahim Jabra (Djabr Ibr h 稜m Djabr , né en 1920), originaire de Cisjordanie mais dont l’existence s’est déroulée pour la majeure partie en Irak, participent-ils du même imaginaire national? Où situer dans cet univers des écrivains tels que le Druze Naïm Araydi ou le Palestinien Anton Shammas, qui, comme pour mieux brouiller les cartes, ont choisi d’écrire, avec brio, en hébreu? Que faire, dans cette géographie brisée, d’écrivains juifs d’expression arabe comme l’Israélien, d’origine irakienne, Samir Naqqash?Face à une telle complexité, on conçoit mieux que la littérature palestinienne ait pu forcer son droit à l’existence en empruntant, puis en poursuivant, une voie étroitement parallèle à celle du combat pour la reconnaissance palestinienne. Ouverte avec Ghassan Kanafani pour la prose et Mahmoud Darwich pour la poésie (dans sa première manière, celle des poèmes à la gloire de la révolution et de la Patrie mère et fiancée), cette littérature ne pouvait faire l’économie d’une phase engagée. Mais, sans même évoquer l’inévitable évolution des idées, depuis la naissance de la résistance armée jusqu’aux débats actuels, les écrivains palestiniens devaient être amenés à ne plus se contenter de ce cadre étroit et à explorer d’autres manières d’affirmer, par la littérature, leur identité.À l’heure où, politiquement, les débats ont majoritairement délaissé l’espoir d’une conquête par les armes pour se concentrer sur la formulation, en particulier dans sa dimension territoriale, d’une solution négociée, c’est sans doute ainsi que peut s’expliquer l’apparition de textes importants qui, d’une manière ou d’une autre, retracent ou recréent, par le travail de l’écriture, le territoire de la mémoire et du pays perdu. Cet aspect, présent depuis toujours dans la littérature palestinienne, paraît s’affirmer davantage avec des œuvres ouvertement autobiographiques: celle de Jabra Ibrahim Jabra, qui raconte son enfance à Bethléem, avant la Seconde Guerre mondiale; celle de la poétesse Fadwa Touqane, qui connut un “difficile itinéraire” entre Naplouse et Amman, entre les règles de la société traditionnelle et la révolte contre la condition féminine, ou encore celle de Faysal Hourani retraçant ses premières années d’orphelin dans un village du littoral, paradis perdu dont il fut chassé par la guerre de 1948. D’autres auteurs peuvent rester fidèles à la fiction, même si le lecteur devine, sous le voile des événements du récit, la trame des expériences personnelles, comme dans Les Étoiles de Jéricho , où Liana Badr tient la chronique sentimentale et sociale de sa ville natale.Il n’est pas jusqu’à la poésie qui ne révèle cette tendance, comme dans le dernier recueil de Mahmoud Darwich, Pourquoi as-tu laissé le cheval tout seul? , présenté par l’éditeur comme proche d’une certaine forme d’autobiographie. Sans craindre de s’exposer aux critiques de ceux qui l’accusent d’avoir perdu non plus seulement le territoire mais aussi la langue, le poète trompe l’attente de ses lecteurs en offrant des poèmes d’amour et de mémoire là où beaucoup espéraient des chants de lutte et des slogans pour l’avenir. Il continue ainsi à se détacher de la thématique étroitement politique qui lui a valu ses premiers succès pour s’engager, toujours davantage, vers la solitude d’une quête plus personnelle, loin des facilités que pourrait lui offrir son statut de “poète officiel de la révolution”.Désormais, pour Mahmoud Darwich et, avec lui, pour toute une génération d’écrivains palestiniens, le premier combat, celui de l’affirmation d’une identité nationale, s’accompagne d’une autre lutte pour conquérir, sur cette terre qui “se transmet comme la langue”, un autre territoire, celui de l’écriture.
Encyclopédie Universelle. 2012.